Agriculture et société : répondre aux défis par l’innovation

Pour le Conseil économique, social et environnemental, les réponses à apporter face aux enjeux agricoles et alimentaires passent par une importante dynamique d’innovation.

La seconde moitié du XXe siècle fut marquée par la volonté d’assurer l’autosuffisance alimentaire de la France et de l’Europe en rendant la nourriture accessible à toutes et à tous. La production de masse s’est traduite par une industrialisation de l’alimentation, son intégration progressive à l’économie de marché et sa standardisation. Aujourd’hui, de nouvelles attentes sont exprimées comme la demande de produits moins transformés, sans allergènes et plus goûteux. En tant que citoyens, les consommateurs apparaissent également de plus en plus sensibles aux questions environnementales.

Encore plus de multifonctionnalité

L’agriculture est donc vouée à conserver, voire accentuer, ses différentes fonctions. S’agissant du volet économique, l’objectif principal est d’assurer la viabilité et la pérennité des exploitations et de garantir un niveau de rémunération satisfaisant aux agriculteurs et agricultrices, de même qu’aux salarié(e)s. Ce défi social recouvre trois aspects complémentaires : le maintien du nombre d’emplois, voire son accroissement, des revenus attractifs et l’amélioration des conditions dans lesquelles s’exercent ces métiers.

Face à l’urgence environnementale mondiale, la différentiation des produits agricoles européens, soumis à des normes sanitaires et environnementales que n’ont pas forcément les pays tiers, peut devenir un atout en matière de compétitivité. Toutefois, la concurrence internationale conduit actuellement à une course à la recherche de prix toujours plus bas, pénalisant la capacité des agriculteurs et des agricultrices européens à innover. Plus récemment, le défi environnemental a été élargi à la problématique du changement climatique.  L’agriculture est confrontée à un double challenge : ne pas aggraver ce changement (stocker du carbone dans les sols, réduire les émissions de gaz à effet de serre…) tout en s’y adaptant (modes de productions, espèces, variétés…). Ainsi, le maintien, ou la réimplantation, de la diversité des modèles et des productions constituent un défi majeur qui passe par l’implication de tous les acteurs des filières agricoles.

Le CESE : une assemblée consultative

Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) est la 3e assemblée de la République française après l’Assemblée Nationale et le Sénat. Ses avis contribuent à l’élaboration des lois et à l’orientation des politiques publiques. Le CESE est composé de neuf sections dont celle de l’agriculture, de la pêche et de l’alimentation, présidée par Étienne Gangneron (vice-président de la FNSEA).
Il revient sur les modalités de fonctionnement de sa section : « Issus de corps intermédiaires et constitués (syndicats, associations, ONG…), les 29 conseillers de
la section représentent les différents secteurs professionnels et de l’environnement. Chaque section s’approprie un sujet ou répond à la saisine d’un ministère. Nous étudions 4 ou 5 sujets par an. Les derniers rapports portaient sur la distribution alimentaire, l’agroécologie et sur l’innovation. Les travaux en cours concernent l’agriculture urbaine et le bien-être animal. Des divergences de points de vue existent par la force des choses mais le principe fondamental du CESE est de débattre afin d’arriver à un consensus. Une réflexion est en cours en vue de s’ouvrir à une participation citoyenne. »

L’essentielle gestion des ressources

Parallèlement, l’agriculture doit anticiper la raréfaction des ressources naturelles et de la biodiversité dont elle est très dépendante. La répartition de l’eau entre les différents utilisateurs en est un des aspects. Les modes de production actuels sont très consommateurs de produits d’origine fossile (pétrole, gaz naturel, phosphate…), qu’il s’agisse de la fourniture d’énergie pour les matériels et les bâtiments ou de la fabrication d’intrants de synthèse. De plus, le développement des technologies liées au numérique augmente de manière significative la consommation d’énergie, qui devient l’un des enjeux les plus fondamentaux auxquels l’agriculture va être confrontée dans les années à venir. Pratiques économes et production d’énergie via des panneaux photovoltaïques ou des méthaniseurs sont déjà adoptées sur certaines exploitations.

Une innovation technologique mais aussi organisationnelle

L’innovation est souvent réduite au progrès technique issu de la recherche scientifique. Sans minimiser son rôle, le progrès technique ne peut relever à lui seul tous les défis. Piliers des évolutions de l’agriculture, l’agronomie, la technologie et l’innovation sociale sont indissociables. Une des caractéristiques du secteur agricole français a été de faire émerger des groupes institutionnels, associatifs ou informels (syndicats, coopératives, groupements de producteurs, CUMA…) pour défendre des intérêts collectifs et mutualiser des tâches ou des équipements. Cette dimension sociale revêt une importance encore plus forte aujourd’hui. Face à la rapidité des évolutions du monde, les réponses à apporter doivent pouvoir être diffusées le plus largement possible, ce qui implique de s’appuyer sur des collectifs dynamiques et réactifs.

Dans un contexte de circulation de l’information, et de son partage via internet et les réseaux sociaux, l’innovation ne peut plus être décidée par quelques-uns, et imposée au reste de la société, sans prendre en considération les questions éthiques auxquelles elle renvoie. L’acceptabilité sociétale constitue un préalable indispensable à toute généralisation. Elle se fonde sur les apports attendus d’une innovation projetée(1) et ses conséquences potentiellement négatives dans la durée, dans un contexte d’incertitudes scientifiques. Une mauvaise appréciation du principe de précaution explique que ce second aspect est souvent insuffisamment exploré. L’exigence d’approfondissement des connaissances scientifiques, portée par ce principe, est en fait génératrice d’une dynamique d’innovation (encadré). Il s’agit de trouver le meilleur équilibre entre l’évolution du progrès et l’exposition aux risques.

Agir grâce au principe de précaution

Énoncé à l’article 5 de la Charte de l’environnement de 2004, le principe de précaution se définit de la manière suivante : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. » Il s’agit ainsi d’un principe d’action. Il se distingue des principes de prévention et de prudence qui portent sur des risques avérés scientifiquement. Se référer à l’étude « Principe de précaution et dynamique d’innovations » du CESE, publiée en décembre 2013, disponible sur www.lecese.fr.


La recherche et la science offrent aujourd’hui à l’agriculture une palette très large d’outils et de techniques (mécanisation, sélection génétique, outils numériques…). Ces avancées doivent être considérées comme des moyens et non des finalités. Une innovation est une source de progrès à condition d’être reconnue comme telle par ses utilisateurs et plus largement par l’ensemble de la société.

(1) Un sondage « OpinionWay » de 2016 montre que la société réclame des innovations « qui améliorent vraiment la vie », les trois principales attentes des personnes interrogées étant : « me simplifier la vie » (49 %), « préserver l’environnement » (42 %) et « être accessible au plus grand nombre » (41 %).

D’après le rapport « L’innovation en agriculture » du Conseil économique, social et environnemental, paru en janvier 2019.

Zoom : Plus de concertations entre « chercheurs » et « société »Dans son avis sur l’innovation en agriculture, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) formule une série de préconisations dont les premières insistent sur l’importance d’associer l’ensemble des parties prenantes et  les citoyens à la définition des finalités de la recherche.
Betty Hervé et Anne-Claire Vial, rapporteures(2) de l’avis du CESE sur l’innovation en agriculture, rappellent en préambule que les travaux de cette assemblée reposent sur la recherche d’un consensus entre ses membres. Ainsi, le CESE, par la voix de sa section de l’agriculture, de la pêche et de l’alimentation, considère que l’innovation en agriculture doit s’attacher à inventer de nouveaux systèmes de production répondant à l’enjeu vital du changement climatique. Betty Hervé précise « qu’il est essentiel de sensibiliser tous les acteurs à ces problématiques. Ce sera plus compliqué ensuite si on n’agit pas dès aujourd’hui ».
La première préconisation du rapport du CESE dresse ainsi une liste de défis prioritaires à relever grâce à l’innovation afin de « garantir la transition vers des modes de production résilients et durables, tels que l’agriculture biologique et l’agroécologie, puis leur généralisation ». Cela se décline notamment par : engager la décroissance des émissions de GES de l’agriculture et son adaptation au changement climatique, garantir la résilience de l’agriculture en assurant la viabilité économique des exploitations et la juste rémunération des travailleurs agricoles, ou encore permettre aux agriculteurs et agricultrices de ne plus utiliser d’intrants chimiques.

Les solutions restent à trouver

Anne-Claire Vial souligne que « ces défis sont importants et les solutions n’existent pas encore ; le besoin d’innovation et de recherche est donc également très élevé pour répondre à toutes les attentes ». Elle note également que « les chercheurs ne sont pas les seuls prescripteurs, les travaux de la recherche doivent répondre aux besoins des professionnels », ce qui est mis en avant par le CESE dans sa seconde préconisation invitant à « associer toutes les parties prenantes à la définition des finalités de la recherche ». Betty Hervé précise que « le CESE met ainsi en évidence l’innovation sociale en organisant la concertation à l’échelle des territoires ou des filières ». Il s’agit également, selon elle, de faire avancer tous les acteurs sans les opposer et en structurant le cadre des discussions. Elle ajoute : « Les acteurs ne se côtoient pas forcément. Quand la concertation existe, elle n’est pas souvent pérennisée ».

Systématiser les concertations

Dans la préconisation n°3 de son avis sur l’innovation en agriculture, le CESE propose donc de « permettre à la société de se prononcer en connaissance de cause sur l’acceptabilité des innovations issues de la recherche ». Cela repose sur deux axes essentiels : garantir une transparence totale des informations concernant les travaux scientifiques et systématiser les concertations avec tous les acteurs de la société, au sein d’instances institutionnelles ou encore de conférences de citoyens. Anne-Claire Vial insiste sur le fait que : « les débats doivent reposer sur une expertise fiable et indépendante, en évitant les risques de conflits d’intérêts ». Les deux rapporteures mettent également en avant la nécessité d’une innovation territoriale, au niveau des filières agricoles et à différentes échelles. Betty Hervé relève que « cela ne remet pas en cause la recherche fondamentale, c’est plus particulièrement au niveau de la recherche appliquée que les questions doivent être posées en concertation avec la société ».

(2) Betty HERVÉ (secrétaire nationale FGTA-CFDT) et Anne-Claire VIAL (présidente de la chambre d’Agriculture de la Drôme, présidente d’ARVALIS - Institut du végétal) siègent à la section de l’agriculture, de la pêche et de l’alimentation du CESE.

En savoir plus
Les détails des douze préconisations du CESE sont à retrouver dans l’avis sur « L’innovation et l’agriculture », téléchargeable sur le site www.lecese.fr.

« Les professionnels doivent prendre l’initiative »

Perspectives Agricoles : Quels sont les ressorts de l’acceptabilité des innovations ?

Marc Giget :
Il est constaté à l’échelle mondiale, en lien avec l’élévation du niveau d’éducation, une montée des exigences des consommateurs. Ils considèrent aujourd’hui le plus souvent que « rien de ce qui me concerne, qui est conçu sans moi, n’est vraiment fait pour moi ». En France, l’attente est d’autant plus forte que notre pays est un des plus réglementés au monde ; les habitudes sont tenaces d’imposer « par le haut » les évolutions souhaitées. Les gens veulent aujourd’hui des avancées plus rapides de leurs conditions de vie ou de celles de la société, et ils agissent dans ce sens : services ou produits conçus par des utilisateurs pour des utilisateurs, économie sociale et solidaire, etc. En agriculture, les structures les plus proposantes sont les coopératives. Elles savent gérer les équilibres entre les différents intérêts. La montée des milieux professionnels, notamment coopératifs, est une tendance de fond dans l’orientation des innovations pour améliorer de la vie des gens.


P. A. :
Comment associer les utilisateurs au développement des innovations ?

M. G. :
Il faut passer à la coconstruction avec la création de groupes de travail intégrant les utilisateurs. L’étape suivante étant de leur déléguer, au moins en partie, la conception ; c’est ce qui se passe d’ailleurs dans certaines coopératives agricoles. En France, les agriculteurs ont une très bonne image dans la société mais ils sont confrontés à un fantasme d’un idéal passé (les « méthodes d’autrefois »). La modernité est souvent la cible des critiques. Pour dépasser cela, il faut que les milieux professionnels soient plus offensifs, capables de proposer une vision à long terme et un message cohérant. Rapprocher les différents secteurs d’activité est une des voies à suivre dans la définition d’un avenir commun. L’importance de la recherche en France et son organisation est d’ailleurs un atout. Des exemples peuvent être pris dans le domaine de la santé où les associations de patients et les instituts de recherche travaillent de concert.


Perspectives Agricoles a demandé à Marc Giget, docteur en économie du développement, son point de vue sur la diffusion des innovations dans la société.

« Ne pas oublier l’aval »

« Tout d’abord, il est important de réaffirmer que beaucoup d’agricultrices et d’agriculteurs sont déjà engagé(e)s dans la transition agroécologique : adaptation au changement climatique, atténuation de ce changement, réduction des produits phytosanitaires. Le mouvement est lancé, il faut maintenant l’accélérer et l’amplifier. Cette transition implique plus de complexité : plus d’espèces, plus de variétés, plus de systèmes de culture, etc. Cela nécessite une nouvelle façon de travailler entre tous les acteurs, mais aussi un contexte incitatif fort de la part des pouvoirs publics dans les dix prochaines années. Il faut également accompagner les industries de transformation. Elles devront intégrer de nouveaux procédés et de nouvelles organisations face à la diversité et à l’hétérogénéité attendues des matières premières. Sans évolution de ces industries, les efforts de la production agricole seront fortement limités.
Dans le même temps, il convient de se projeter à long terme et d’imaginer un changement global du système alimentaire. Toutefois, il faut l’adhésion de l’ensemble des acteurs et qu’ils aient des marges de manœuvre, notamment sur le plan financier. Les citoyens et toutes les parties prenantes doivent être impliqués dans la conception des nouveaux systèmes de production, voire de consommation. L’Inra étudie plusieurs approches pour favoriser l’implication de la société civile dans les travaux scientifiques : associer des personnes non issues de la recherche publique dans les laboratoires, développer des réseaux de recherche avec des acteurs de différents horizons, créer des « laboratoires vivants » qui regroupent les personnes concernées par la résolution d’une problématique locale ou régionale (producteurs, associations d’utilisateurs, financeurs…), ou encore favoriser les sciences participatives dans la collecte et l’interprétation des données jusqu’à la coréalisation de projets. »


Interrogée par Perspectives Agricoles, Christine Cherbut, Directrice générale déléguée aux affaires scientifiques de l’Inra, présente les évolutions de la recherche agronomique.

L’indispensable levier de l’innovation variétale

Perspectives Agricoles : Quel est le rôle du levier génétique dans le contexte actuel ?

Jean-Christophe Gouache :
Le rapport du CESE sur l’innovation met en avant les grands défis agricoles, comme produire plus et mieux ou avec moins de ressources, et le fait qu’il faille innover ; or il existe un grand éventail de solutions. La production agricole peut être considérée comme « un système », dont on peut analyser les facteurs entrants ou sortants. Par exemple, utiliser moins de désherbant sera substitué par plus de temps de travail ou de consommation de fioul. De même, moins d’intrants signifie moins de production si cela n’est pas compensé par un autre facteur, tel qu’une nouveauté technique. En général, les substitutions ont un coût énergétique. Dans ce contexte, le levier génétique est le seul qui est neutre du point de vue environnemental et énergétique et qui améliore l’efficience du « système ».


P. A. : Quelle place accorder aux techniques d’édition du génome ?

J-C. G. : à ce jour, les projets utilisant ces outils, comme CrispR-Cas9 dont on entend de plus en plus parler, ont été majoritairement démonstratifs. Ils visent à obtenir des preuves de concept, à montrer ce qu’on sait faire. La technologie est encore jeune. Par exemple, une équipe chinoise a travaillé sur la résistance à l’oïdium du blé en cherchant à faire s’exprimer des gènes qui ne sont pas ou plus utilisés par la plante. Du fait du caractère hexaploïde du blé, il faut obtenir la mutation favorable sur les six chromosomes. La probabilité d’occurrence dans une même plante de ces six mutations favorables, et de leur identification dans un programme de sélection classique, est nulle(3). L’enjeu est de rendre possible des avancées - dont la probabilité existe mais est extrêmement faible - qu’on ne pourrait obtenir sans ces techniques génétiques. Les adaptations naturelles nécessitent plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d’années ; les conséquences du réchauffement climatique et les attentes sociétales ont, elles, une échéance bien plus courte.

(3) probabilité théorique de 10-21, c’est-à-dire 1 plante sur 1021 qui pourrait porter simultanément ces six mutations favorables, soit une seule plante parmi toutes les plantes cultivées sur toutes les surfaces mondiales de blé pendant quatre millions d’années !


Jean-Christophe Gouache, directeur des affaires internationales chez Limagrain, s’exprime sur les intérêts de l’innovation génétique face aux défis agricoles à relever.

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