Comment la Russie supplante la France chez ses clients

La Russie ne ménage aucun effort pour chasser la France de ses marchés historiques dans les pays tiers. Elle s’exonère des règles de concurrence libre et non faussée. Dans ce contexte, la filière céréalière française réclame l’appui des pouvoirs publics pour sauvegarder ses débouchés.
Céréaliers en chargement sur le port de Rouen (76), devant les silos Sénalia. Crédit photo HAROPA PORT / Jean-François Damois

Céréaliers en chargement sur le port de Rouen (76), devant les silos Sénalia.

Les céréales sont pour la Russie une véritable arme alimentaire. Depuis « l’opération militaire spéciale » en Ukraine, les blés russes inondent les marchés mondiaux avec des intentions claires : déstabiliser l’Europe et la France. Portés par des rendements et des surfaces en hausse, les volumes du premier exportateur mondial de céréales passeront cette année la barre historique des 50 millions de tonnes (Mt). Un record. « Grâce à des investissements colossaux réalisés depuis 1989, la Russie est devenue un très grand pays exportateur », soulignait Jean-François Loiseau, président d’Intercéréales, en ouverture de la 15e Matinée export, le 20 mars dernier à Paris.

De nouveaux opérateurs russes, très liés à la nébuleuse du pouvoir en place, prospectent les grands pays acheteurs de blés français, en particulier en Afrique du Nord. Plus qu’un soutien à l’économie russe, ces exportations permettent aussi d’évincer la présence occidentale en Afrique francophone. La manœuvre, jusqu’ici, réussit plutôt bien. « La Russie tente de nous sortir et y arrive dans un certain nombre de pays », déplore le président de l’interprofession céréalière française.

Des parts de marché importantes sont perdues

En Afrique du Nord

En Afrique du Nord, les Russes ont déployé une cinquantaine d’attachés agricoles dans les ambassades africaines, qui s’activent. « En Égypte, 66 % des importations de blés proviennent désormais de Russie. C’était 44 % en 2021-22 », précise ainsi Roland Guiragossian, responsable « Algérie, Proche & Moyen-Orient » chez Intercéréales. Un ratio d’autant plus important que les livraisons de gros volumes de blés ukrainiens par voie maritime ont cessé du fait de la guerre. « Le rapport qualité/prix des blés russes est intéressant, avec des taux de protéines en moyenne de 12,5 % et des humidités faibles » ajoute Roland Guiragossian. La proximité géographique de la Russie par rapport à la France augmente l’avantage de l’offre russe pour Le Caire : la durée de transport et le coût du fret sont inférieurs aux nôtres de moitié.

En Algérie

En Algérie, pays dont la France fournissait la moitié des volumes de céréales jusqu’en 2021, soit autour de 2 Mt, la modification du cahier des charges à l’import a permis au blé russe de s’imposer. « Les importations en provenance de Russie ont atteint 1,6 Mt, soit 40 % des achats de la campagne, fin février 2024 », rappelle Roland Guiragossian. Les origines russes avoisinent à ce jour déjà la réalisation de toute la campagne 2022-23.

En Tunisie

En Tunisie, qui importe chaque année plus de 1 Mt de blé tendre, les Russes mènent une politique commerciale ouvertement agressive : « ils livrent du blé sans lettre de crédit et patientent plusieurs mois avant d’être réglés. Vu les montants en jeu, c’est complètement inhabituel », explique Yann Lebeau, responsable « Maroc, Tunisie & Afrique subsaharienne » chez Intercéréales. Mieux : ils se repositionnent dans les appels d’offre en étant systématiquement 20 $/t moins chers que les offres françaises. Or en Tunisie, l’État est le seul interlocuteur et le prix est l’unique critère.

Au Maroc

Au Maroc, les parts de marchés du blé russe restent faibles mais pour combien de temps ? Les blés français correspondent à 50 % des achats, soit plus de 2 Mt/an. « On observe une vraie adéquation entre une matière première et un produit fini », commente Yann Lebeau. Mais pas seulement : les garanties exigées pour financer l’achat d’un bateau de blé russe dissuadent la plupart des acheteurs. « Personne n’a envie de se faire blacklister par une banque européenne », observe Yann Lebeau. Ainsi, « si des opportunités de marché se présentent, les meuniers marocains les saisiront », prévient l’expert.

Le blé, une arme diplomatique

En Arabie Saoudite

En Arabie Saoudite, le blé russe représente 80 % des importations (fin février 2024) alors que la première livraison ne date que d’avril 2020. Les relations commerciales entre les deux pays sont au beau fixe. « Les deux pays ont intérêt à s’entendre sur le prix du pétrole et le blé russe y a quasiment remplacé le blé d’Europe du Nord », résumait Roland Guiragossian.

En Afrique subsaharienne

En Afrique subsaharienne, la situation n’est guère plus reluisante. Pour ces pays, la France représente 15 % des approvisionnements en céréales, pour des volumes qui varient selon les années entre 1 et 2 Mt. En offrant 200 000 tonnes de blé en novembre 2023 à six pays africains (Somalie, Erythrée, Burkina-Faso, Centrafrique, Zimbabwe et Mali), la Russie étend sa sphère d’influence et entend évincer les pays occidentaux en Afrique. Tant pis si cela s’apparente à de la corruption du pouvoir en place. « Dans plusieurs pays, comme le Mali et le Burkina, le blé est donné à la junte au pouvoir, mais pas à la population à qui la farine est vendue. Ce n’est pas un geste humanitaire », note Yann Lebeau.

En Chine

En Chine, où la France exporte du blé et de l’orge à hauteur de 2 Mt par campagne, les blés français sont destinés à la meunerie et leur qualité fait encore la différence. Les blés russes sont de qualité identique aux blés chinois ; ils n’ont donc que peu d’intérêt pour les industriels chinois. Même chose pour l’orge brassicole française, dont la Chine importe entre 150 000 tonnes et 600 000 t chaque année.

Des droits de douane pour l’UE

L’Europe n’est pas épargnée par la déstabilisation des marchés. « L’origine russe est très minoritaire en UE, avec moins de 5 % des volumes de blés tendres importés et 1,7 % pour le maïs », rappelle Delphine Drignon, responsable des marchés européens chez Intercéréales. Les importations de céréales russes atteignent 1,8 Mt sur la campagne dont une partie ne fait que transiter via les pays baltes. C’est ainsi plus de 700 000 tonnes de blé d’origine russe (tous types confondus) qui sont entrées et restées dans l’Union européenne. C’est moins que les 6 Mt de blé ukrainien, mais tout de même ! « Nous constatons que l’accès à la Russie au marché agricole européen reste illimité. Et lorsque des céréales ukrainiennes sont jetées sur les routes, des produits russes continuent d’être acheminés vers l’Europe », déplorait Volodymyr Zelensky, président de l’Ukraine, le 21 mars dernier.

D’où le projet de l’Union européenne d’appliquer des droits de douane à des niveaux très élevés sur les grains russes, de l’ordre de 95 €/t. Les blés ukrainiens seront épargnés : les exportations sont le moyen de faire rentrer des devises dont le pays a tant besoin pour faire face à la guerre.

L’heure n’est plus à l’angélisme. « Nous sommes entrés dans un monde de rapports de force. Notre adversaire a une ambition, des moyens et se préoccupe peu des droits de l’Homme et des conventions internationales », résumait Pascal Perri, économiste et géographe. D’où la demande d’un « signal fort » du gouvernement français, qui permettrait à la filière hexagonale de conserver ses positions.

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