La révolution numérique : comment l’agriculture s’approprie-t-elle le digital ?

Une conférence dématérialisée a réuni, fin janvier, des acteurs du monde agricole et du numérique afin d’évoquer comment l’arrivée de cette technologie a fait évoluer la filière agricole. Trois agriculteurs témoignaient.
L'agriculture et le numérique

Dans le cadre agricole, le terme « numérique » englobe bien des technologies : les capteurs, les systèmes de mesure, les ordinateurs, tablettes et appareils de téléphonie mobile intelligents et leurs applications logicielles, les réseaux d’instruments d’acquisition de données, les objets connectés ou encore la télédétection. Comment le numérique y est-il utilisé ? Quels sont les freins à son adoption ? Quel numérique développer pour une agriculture durable ? Comment l’adapter aux besoins ?

C’est ce qu’étudie l’institut Convergence Agriculture Numérique #DigitAg depuis 2017. #DigitAg cofinance l’Observatoire des usages du numérique en agriculture(1), établi il y a quatre ans par Bruno Tisseyre, responsable de la chaire AgroTIC à l’institut SupAgro. L’Observatoire mesure le niveau de diffusion des différentes technologies numériques dans l’agriculture française. Par exemple, la robotique, emblématique du numérique, est de plus en plus adoptée, en particulier en élevage : deux exploitations laitières sur trois qui s’installent utilisent un robot de traite. En cultures végétales, environ 140 robots agricoles sont en activité dans l’Hexagone ; ils effectuent principalement du désherbage mécanique en maraîchage et viticulture. L’imagerie satellitaire n’est pas en reste : en 2017, 10 % des surfaces de céréales en France étaient couvertes par la télédétection, dont les données sont surtout utilisées pour piloter la fertilisation azotée.

Le numérique porte la promesse de réduire la pénibilité, d’améliore les revenus et de rompre l’isolement qui, chez les jeunes, freinent l’envie de devenir agriculteur. Véronique Bellon-Maurel, directrice de #DigitAg et coordinatrice du living-lab Occitanum(2), explique comment la robotique peut soulager les agriculteurs de nombreux travaux physiquement pénibles, tels que le désherbage ou la traite. De même, la durée du travail a été raccourcie par l’automatisation de certaines tâches, comme la surveillance des cultures et des vêlages.

La charge mentale peut être aussi allégée, notamment grâce aux outils d’aide à la décision (OAD) qui assistent les agriculteurs dans la gestion des risques de production, par des dispositifs d’alerte ou de veille avertissant, par exemple, des modifications réglementaires ou envoyant des alertes d’état sanitaire, ou encore grâce aux journaux de bord, qui gèrent l’administratif répétitif. Cependant, il est important que l’agriculteur reste maître des décisions tactiques et stratégiques, plus complexes, qui sont au cœur de son métier.

Comment rentabiliser le numérique ?Le retour sur investissement (ROI), souvent avancé, n’est pas forcément un argument d’adoption. Ainsi, le GPS n’offre pas un gros ROI ; 10 à 15 % de fuel seraient économisés grâce à lui. Mais il facilite tellement le travail agricole qu’il a été largement adopté.
Cela dit, certaines innovations manquent de référence concernant le ROI, constate Bruno Tisseyre, qui ajoute : « Des études sont menées en ce sens. Par exemple, dans le cadre du Mas numérique(*), une exploitation viticole a été équipée de 17 solutions numériques, l’objectif étant d’analyser les retours : satisfaction, gain de pénibilité, de temps, de fuel et d’intrants, Intérêt technique ; parfois, certaines solutions sont adoptées pour un usage imprévu. »

Il faudrait introduire d’autres mesures des bénéfices, suggère Régis Hélias, comme un ROI de la biodiversité. Véronique Bellon-Maurel ajoute : « On demande à l’agriculture des services écosystémiques mais comment les payer ? Le numérique peut être un moyen de les comptabiliser. »

(*) Le Mas numérique fait partie du projet Occitanum. Plus d’informations sur https://lemasnumerique.agrotic.org

Assurer un meilleur revenu et améliorer la durabilité des systèmes de production

Le numérique peut être un vecteur d’amélioration des revenus, en reliant la production agricole avec la demande du consommateur au travers de plateformes d’achat ou de vente. Hervé Pillaud(3), producteur de lait et secrétaire général de la chambre d'agriculture de Vendée, précise : « Outre le miel et les œufs, le lait de mon exploitation est produit sous une marque : il acquiert ainsi une identité propre. Les produits sont tracés par blockchain et distribués via des circuits courts, plus rémunérateurs. On se sert du numérique pour porter des valeurs, mais aussi faire reconnaître la valeur ajoutée des produits. »

L’apport du numérique à la productivité agricole a un long passé. Les premiers capteurs améliorant les performances des tracteurs datent des années 1980. Et l’outil de pilotage des cultures Farmstar, mis au point par Airbus Industries et Arvalis, vient de fêter ses vingt ans !

La contribution du numérique à la durabilité des systèmes agricoles est particulièrement notable en agriculture biologique, souligne Régis Hélias, ingénieur agronome à Arvalis, bien que ces deux univers puissent paraître antinomiques au premier abord. Ainsi, l’azote coûte très cher en AB - et le sera de plus en plus car les surfaces augmentent et la réglementation restreint le nombre d’engrais autorisés. Une solution est d’utiliser des plantes dites de service, qui apportent de l’azote ; la culture est semée entre les sillons de la plante de service. Toutefois, seul un guidage GPS ultra précis du tracteur permet de semer les deux espèces et de faucher la plante de service avec précision et rapidité, pour des gains de production et de qualité. Aujourd’hui un tracteur sur deux vendu neuf est équipé d’usine d’un GPS (plus ou moins précis), et les tracteurs plus anciens ou non équipés peuvent l’être.

Un autre atout du numérique est la conception et la simulation de modèles agricoles capables d’améliorer la durabilité des systèmes de culture. Contrairement à ce que peut parfois penser le grand public, le numérique n’est pas destiné à la seule agriculture conventionnelle - bien au contraire, renchérit Régis Hélias. Celle-ci, qui s‘appuie sur des systèmes spécialisés, reste simple, comparé aux systèmes de production agroécologiques qui recherchent la multiperformance : agronomique, environnementale et sociétale. Le numérique doit faciliter la gestion de cette nouvelle complexité, sinon il n’est pas adopté.

Renouer le lien entre l’agriculteur et le grand public

Trois exploitants participants ont fait le choix de renouer le contact avec leurs concitoyens en exploitant les facilités de communication offertes par le numérique : fils de discussion sur les réseaux sociaux, plateformes de chat, sites internet… Selon Hervé Pillaud, il est nécessaire de recréer un lien qui s’est distendu au fil du temps, notamment parce que les agriculteurs représentent désormais moins de 1 % de la population française. «Les image d’Épinal véhiculées sur l’agriculture, souvent fausses, sont difficiles à modifier ; les réseaux sociaux permettent d’y remédier en recréant du lien.».

Rémy Dumery(4), agriculteur beauceron engagé, renchérit : «L’agribashing a débuté dès les années 1990. Les réseaux, c’est un moyen de faire le lien avec des gens éloignés, physiquement comme mentalement.»

C’est toujours dans le but de créer du lien entre le monde agricole et la société qu’a été créée l’association FranceAgriTwittos(5) en 2017. Son vice-président Brice Veaulin précise : «Ça faisait du bien de parler d’agriculture sans être en mode défensif, et de raconter ce qui se passe en France, où c’est bien différent du reste du monde. C’est un moyen de faire connaître son métier et ses pratiques sans aucune orientation politique ou syndicale.» «Peut-être faut-il parler de l’agriculture qu’on va faire ?», se demande Rémi Dumery. «Il faut montrer aussi davantage au grand public que l’agriculture n’est pas qu’alimentaire : c’est aussi de la haute technologie - par exemple, avec les alcools industriels, les biocarburants, ou encore les succédanés de plastique.»

Le numérique facilite également la communication entre agriculteurs. «Sur les réseaux sociaux, on peut être présent pour s’informer sans être forcément acteur comme nous», précise Rémi Dumery. «C’est un moyen de rompre l’isolement : on se parle, on échange des pratiques… On se réconforte aussi - comme lors de l’épidémie de jaunisse de la betterave cette année.»

Témoignages : « Qu’est-ce que le numérique vous a le plus apporté ? »Selon Hervé Pillaud, faciliter la communication entre agriculteurs est l’un des apports fondamentaux du numérique à ce jour. Mais l’arrivée de l’intelligence artificielle changera la donne ; elle seule peut vraiment simplifier le métier. Le risque, cependant, est que les agriculteurs deviennent de simples exécutants de décisions prises par des OAD. Ils doivent continuer à maitriser leur exploitation, la commercialisation de leurs produits via le numérique, mais cela demande un gros investissement.

Pour Rémi Dumery, c’est le guidage GPS - et tout ce qui touche à l’agriculture de précision, même si certains outils innovants sont encore du domaine de l’expérimentation. Les OAD sont idéaux pour se rassurer. Mais on n’exploite pas suffisamment les données agricoles: on n’en est qu’au début, et il n’y a pas encore assez de « retour » vers les exploitations.

Les coups de cœur numériques de Brice Veaulin sont le guidage par satellite et les coupures de tronçon ; aujourd’hui, ce sont les seules avancées utilisables au quotidien. « On espère beaucoup du désherbage robotisé, très utile en agroécologie. Plus généralement, les agriculteurs ont besoin de plus en plus de technologie. Et pour les jeunes générations, il y a de la place ! »

(1) Plus d’informations sur cet observatoire sur son site : https://www.agrotic.org/observatoiredesusages

(2) Occitanum est un living lab de l’agroécologie numérique en Occitanie, sous l’égide d’INRAE : il expérimente en vraie grandeur l’apport des technologies numériques à la transition agroécologique et à l’alimentation de proximité dans cette région. Plus d’informations sur https://occitanum.fr

(3) Lire aussi « Agronumericus : internet est dans le pré » et « Agroeconomicus : manifeste d'agriculture collabor'active » d’Hervé Pillaud aux éditions France Agricole.

(4) Retrouvez-le sur son blog : http://dumdum-cultivateur.blogspot.com

(5) Le site de l’association est https://franceagritwittos.com

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